Patrick Deville, « L’étrange fraternité des lecteurs solitaires »
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La fraternité des lecteurs solitaires, cette communauté chère aussi à Pascal Quignard & à tous ceux qui se penchent quotidiennement sur ces simples assemblages de cahiers imprimés qui bientôt envahissent leurs logements, cette fraternité donc, est ici, rassemblée par Patrick Deville, dans un joyeux mouvement qui nous fait croiser Pierre Michon, Artaud, José Manuel Fajardo, Philippe Ollé-Laprune, Jorge Zalamea, Valery Larbaud, Stevenson, etc., dans une prose gourmande et joyeuse qui nous concerne au plus haut point pour peu que l’on se prenne au jeu du “Lecteur idéal”. Voilà de quoi se laver le gosier entre deux roboratives nouveautés et repartir de plus belle à l’assaut de quelques chefs d’œuvre et de nombre de petites choses sans importance.
« Des enfants naissent, grandissent, un peu n’importe où, au petit bonheur, dans une école de la Creuse ou un hôpital psychiatrique en Bretagne, ceux-là découvrent éblouis la lecture des alexandrins, la prose impeccable des barbichus, ces enfants se croient seuls au monde à être ainsi transis, ils cherchent “comment d’un nœud coulant à la gorge on se fait des lauriers sur la tête”, s’évertuent à poser en secret d’autres syllabes sur la grande scansion, “les douze anneaux bien hauts / sur la tringle à rideau”, avec ce bel orgueil qui est le contraire de la vanité : l’espoir d’avoir un jour des lecteurs.
Et ça ne marche pas. Ce qui est normal, c’est que ça ne marche pas. La plupart d’entre eux jettent l’éponge, d’autres s’acharnent, tel ce poète aux “huit cents cahiers soigneusement rangés dans une armoire. Quelque chose lui manqua, l’œuvre ou l’accueil de l’œuvre, on ne saura jamais. La roue de temps a roulé dessus : les huit cents cahiers, ce sont peut-être des éboueurs kabyles qui les ont mis dans le benne tournante du matin.” Par le hasard ou le génie qui est un autre hasard, d’autres encore entrent aux Cahiers de l’Herne, la basilique élevée pour eux. Sans doute on n’est pas dupe. On sait trop la phrase de Valéry : “La postérité, c’est des cons comme nous.”
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Lisant toutes ces œuvres, on songe à la phrase de Walter Benjamin selon laquelle “il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre : nous avons été attendus sur la terre”, parce qu’on n’écrit jamais seulement pour les contemporains, mais aussi toujours pour plus tard, pour des lecteurs qui ne sont pas nés encore. Les livres attendent dans nos bibliothèques d’être lus et relus et commentés après la mort de leur auteur : cette étrange fraternité des grands solitaires se joue des siècles et de la géographie, de l’espace et du temps. […] »
Patrick Deville
L’étrange fraternité des lecteurs solitaires
Coll. Fiction & Cie, Seuil, 2019